Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État (c’est-à-dire le patron), est contrarié. Il le dit dans les colonnes du Monde et se plaint du « discrédit » que jetteraient sur son institution les commentaires de la décision rendue, en référé jeudi dernier, par un magistrat du même conseil d’État.
Il est logique que le VP (c’est comme ça qu’on dit), confronté au déferlement de commentaires ignorants dans un pays à très faible culture juridique et judiciaire, s’en émeuve et défende l’autorité d’une institution précieuse. Deux observations, cependant. Premièrement, dès lors que l’on rentre dans l’arène politique, ce que le Conseil d’État a accepté de faire en intervenant de cette façon, il ne faut pas être surpris, que derrière ça tangue un peu. Deuxièmement, l’ordonnance rendue pose de sacrés problèmes juridiques, et doit susciter, fort normalement le débat doctrinal qu’elle mérite. La doctrine est elle aussi une source du droit, et il n’y a pas de vaches sacrées.
Quelques petits préalables sont nécessaires. La France est un pays curieux, qui dispose de pas moins de quatre cours suprêmes : Conseil Constitutionnel, Cour de Cassation, Conseil d’État, Cour des Comptes. Elles interviennent sur leurs champs respectifs dont les frontières ne sont pas toujours bien délimitées. On ne se parle pas beaucoup, on ne s’aime pas, et l’on se considère en concurrence sur l’application de certains principes importants. C’est comme ça, cela complique un peu la vie des praticiens, mais finalement, cela ne marche pas si mal surtout si on le sait et en tient compte.
J’ai dit ce que je pensais de Dieudonné et de la nécessité de le combattre.
Mais je considère que la façon dont le ministre de l’Intérieur a géré tout cela est une mauvaise action. La volonté de mener une opération politicienne, en utilisant la voie administrative au détriment de la voie judiciaire, a disqualifié la voie pénale, qui est la seule légitime en matière de liberté d’expression. Et elle a obligé la juridiction administrative à une contorsion de nature à mettre en cause son autorité, pourtant précieuse. Le piège tendu a fonctionné. Soit le juge administratif respectait les Principes Généraux du Droit (PGD) et annulait les interdictions préalables. Triomphe pour Dieudonné. Soit, il donnait raison à Manuel Valls, ce qu’il a fait. Encourant alors l’accusation d’avoir pris une décision politique1. Dieudonné, habillé en martyr, et toute sa petite bande, en cueilleront les fruits à moyen terme.
Rappelons brièvement que le contrôle (qui doit exister) de la liberté d’expression doit être à postériori et non a priori. Que la décision rendue, n’est qu’une simple ordonnance de référé, rendue par un juge unique. Qu’elle n’est pas revêtue de « l’autorité de la chose jugée », n’ayant qu’une simple « force exécutoire ». Ce ne sont pas des détails2.
La portée générale de la décision est faible. Et heureusement. Pour justifier l’interdiction préalable, l’ordonnance nous a dit deux choses : tout d’abord, le risque de troubles à l’ordre public (contre-manifestations, débordements) était avéré. C’est tout simplement faux. Le deuxième moyen repose sur une extension de la notion d’ordre public qui flirte dangereusement avec l’abstraction. Schématisons un peu : l’ordonnance nous dit que dès lors qu’il y a risque que quelqu’un dise quelque chose de nature à être en contradiction avec les valeurs de notre société, il est urgent, de le faire taire, même avant qu’il l’ait ouverte. Désolé, mais le juge pénal est là pour ça. En faisant exécuter les peines, et utilisant comme il faut, la notion de « récidive légale » justement prévue pour dissuader et éviter la reproduction des infractions.
Alors, s’il ne s’agit pas vraiment d’un revirement de jurisprudence, c’est quand même un développement brutal d’une évolution déjà critiquable. Un véritable saut qualitatif. Qu’en général on n’accomplit pas au travers d’une simple ordonnance. Certains craignent qu’une telle décision puisse créer un précédent inquiétant. On peut les comprendre. À quand l’interdiction préalable d’une représentation de La Cage aux folles ? Il va falloir faire très attention à cette jurisprudence « Minority report ».
Fort normalement, le débat fait rage dans la doctrine.
Ayant, depuis longtemps étudié, enseigné, et surtout pratiqué Droit public et Droit privé, (double appartenance peu fréquente), j’y mets mon petit grain de sel. Les partisans de l’interdiction préalable, en général issus de la culture Droit public se réjouissent de ”la contextualisation” de la notion d’ordre public et de la mise en place d’un “nouveau paradigme“. C’est très joli, répondent les autres, mais le respect des PGD (Principe Généraux du Droit) ce n’est pas mal non plus. Les opinions critiques sont les plus nombreuses. Venant de signatures, d’un incontestable calibre. Cependant, comme d’habitude, la mauvaise foi aidant, on va assimiler, ceux qui considèrent la voie administrative choisie par Valls comme critiquable (c’est mon cas), aux souteneurs de Dieudonné (ce n’est pas mon cas).
Reste à savoir si le magistrat du Conseil d’État a bien fait de prendre cette décision, pourtant manifestement politique.
Je réponds oui. Personne ne croira que cette ordonnance rendue dans l’extrême urgence l’a aussi été dans l’improvisation. Et sans contacts entre les magistrats du Palais-Royal et ceux des conseillers d’État qui peuplent les cabinets ministériels. Ce ne peut être le cas. L’assurance proclamée du premier ministre et de son ministre de l’intérieur quelques heures avant la décision (pourquoi se priver d’une nouvelle rodomontade, même si elle met en difficulté la juridiction ?), l’établit aussi. C’est d’ailleurs normal, et c’est positif.
La diversion socialiste et l’opération personnelle menée par Manuel Valls avaient créé une situation pouvant aboutir au triomphe de Dieudonné, ce qui eut été catastrophique. La déliquescence politique et institutionnelle de ce gouvernement est suffisamment grave. Sur cette question, le Conseil d’État a bien fait de venir au secours de l’État. Dont, dans certaines circonstances, la raison n’est pas faite pour les chiens. Même en tordant le Droit.
Mais pas trop souvent quand même.
- Pire, il s’est trouvé, sans que cela provoque un énorme tollé, des gens pour faire état de la soi-disant origine juive du magistrat qui a rendu la décision. Mais où va-t-on ? ↩
- Les décisions de justice, entretiennent des rapports entre elles. Parfois des rapports hiérarchiques (ordonnance, jugement, arrêt), parfois les énonciations des unes ont des conséquences sur le contenu des autres. Ce sont des questions assez compliquées pour lesquelles on pourra se reporter aux explications embrouillées que j’ai fournies dans le fascicule du Jurisclasseur administratif traitant d’une partie de ces problèmes et publié sous ma signature. En vente dans toutes les bonnes pharmacies au rayon somnifères. ↩