Pourquoi tant d’amour pour ce jeu où on ne peut même pas mettre les mains?
« Le football est universel parce que la bêtise est universelle » Jorge Luis Borges, qui se prenait très au sérieux, est un réservoir de citations qui sont autant de sentences. Mais là quand même, est-ce qu’il n’y irait pas un peu fort ? Ce qui apporte un peu d’eau au moulin de Borges, c’est que la littérature entretient peu de rapports avec le foot. Au contraire du cyclisme source de tant d’écrivains. Les plus grands auteurs ont écrit sur le vélo : Beckett, H.G. Wells, Deleuze, Maurice Leblanc, Zola, Alphonse Allais, Jarry, Perret, Gracq, Neruda, Blondin, Buzatt, etc. Car comme le dit Philippe Bordas : « le cyclisme est une province naturelle de la littérature, car rien n’obsède comme ces histoires fabulées, ces mythologies usinées par le peuple ».
Pourquoi le football n’est-il pas lui aussi une « province naturelle » ? Mystère. Pourtant, beaucoup d’écrivains l’ont aimé, voire adoré. Beaucoup d’intellectuels aussi. Tous en ont parlé, plus pour se justifier de leur passion que pour l’expliquer. Souvent pour ne pas dire grand-chose. Comme Albert Camus: «Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités ». Précédé par Antonio Gramsci qui vante le « royaume de la loyauté humaine exercée au grand air ». Les passionnés qui ont pratiqué (j’ai eu cette maladie, qui s’est révélée incurable) se demandent ce qu’ils peuvent bien vouloir dire. Pasolini, qui y voyait « un phénomène de civilisation tellement important », a réglé le problème en expliquant que ce sport n’avait pas besoin de mots, son langage se suffisant à lui-même et à ceux qui le comprennent. Pirouette confortable, qui permet d’en faire une auberge espagnole. Chacun va y apporter ses penchants, ses souvenirs et ses émotions. Et les activer, qui en tapant dans le ballon, qui en regardant les autres le faire. En commençant par ce qui vient de son enfance. Écoutez ceux qui vous parlent de leur passion pour le football, ils commencent tous par raconter leur premier souvenir de foot. En général vers huit ans, souvent avec son père, l’évocation, au travers d’un souvenir enjolivé, d’un moment de bonheur émerveillé. Avec d’immenses héros lointains, Kopa, Pelé, Platini, Maradona, Zidane… Chacun a les siens, mais c’est toujours le même. Avec Saint-Exupéry, nous sommes tous « de notre enfance comme d’un pays ».
Et puis au football, on y vient avec sa culture. C’est elle qui dictera aussi nos réactions. Ah, la soirée du 8 juillet 1982 à Séville, où la France, ridicule depuis 25 ans, parvenait en demi-finale du tournoi mondial où elle affrontait l’Allemagne. En alignant un milieu de terrain constitué de quatre fils d’immigrés efflanqués qui était le meilleur du monde. Chacun connaît l’histoire et sa fin, horrible concentré d’injustice. Je me demande bien comment Camus et Gramsci auraient pu voir de la morale et de la loyauté dans l’agression de Schumacher et le penalty manqué par Bossis. Je ne fus pas vraiment surpris de la réaction d’une partie du public français qui, Poulidoriste comme d’habitude, adorant les vainqueurs qui perdent, invoqua la malchance, vaguement l’injustice, et plaignit beaucoup les vaincus. Pour ma part, c’était simple et stupide : la haine du boche.
Heureusement, certains intellectuels nous expliquent doctement qu’en fait, nous sommes manipulés. L’un des chefs de file est Jean Marie Brohm, sociologue érudit, qui nous donne les clés de notre aliénation. Il nous apprend tout d’abord que le football est un moyen de gouvernement, un moyen de pression vis-à-vis de l’opinion publique et une manière d’encadrement idéologique des populations. Ensuite, qu’il est devenu un secteur d’accumulation de richesse, d’argent, et donc de capital. C’est une marchandise clé du capitalisme mondialisé. Et enfin, il constitue un corps politique, un lieu d’investissement idéologique sur les gestes, les mouvements. Bigre. Il est vrai que la FIFA n’est guère reluisante. Association à but non lucratif, elle est en réalité une holding transnationale gérant le capital sportif et sa marchandisation. 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2013, et autant de réserves financières. Mais la transformation d’un jeu en marchandise n’est pas une nouveauté, le capitalisme l’a toujours fait, dès lors que ce jeu en valait la chandelle. Mais, cette approche ne répond pas à la question : pourquoi est-ce que tout le monde joue au foot aux quatre coins de la planète sur des terrains vagues, dans des cours d’école, sur les plages ? Et depuis très longtemps. Contrairement à ce que l’on peut penser, en Nouvelle-Zélande, le premier sport pratiqué est bien le football. Et comme, c’est le peuple qui joue, que c’est souvent le sport des ouvriers, Jean-Claude Michéa, conscient du problème posé par Brohm, nous propose une explication compatible avec sa chère «common decency ». Son père, journaliste sportif à L’Huma lui ayant probablement refilé quelques virus, il adore le foot. Alors il nous dit, que le foot marchandise, c’est mal. Le foot des origines, celui de l’attaque de la morale et de la loyauté, c’est celui du peuple. Celui d’avant donc. Et il faut y revenir. Je vote pour des deux mains, ou plutôt des deux pieds, mais franchement, on n’est pas rendu
Alors, pourquoi cette fascination pour ce jeu bizarre, qu’on peut certes jouer partout, mais où le descendant d’Homo habilis n’a pas le droit de se servir de ses mains ?
Tentons une comparaison avec le rugby, qui lui n’est pas un sport universel. Les deux plus belles et fugaces œuvres d’art que j’ai eu l’occasion de voir dans ma vie sont « l’essai du bout du monde » et « le grand pont sur Mazurkiewicz ». En juillet 1994, la France qui a gagné son premier test contre les All Blacks joue le second à l’Éden Park d’Auckland. À quelques minutes de la fin les Français sont menés, lorsque leur capitaine Philippe Saint-André dans ses 22 m, choisi la relance. Toute l’équipe se déploie, chacun a compris, et accomplit le geste parfait (Abdelatif Benazzi, pour la seule fois de sa vie passe les bras !). Dans un ballet soyeux, neuf joueurs touchent la balle, huit passes. 29 secondes plus tard et 80 m plus loin Jean-Luc Sadourny signe le chef-d’œuvre. Tout le rugby est dans cette séquence. La fierté, l’abnégation, l’intelligence, la fraternité.
Le grand pont, c’est celui de Pelé en demi-finale de la coupe du monde 1970. Parti de la droite du terrain, il va à la rencontre d’une grande transversale que vient de lui délivrer Tostao. Le gardien uruguayen sort à sa rencontre. Pelé croise la trajectoire du ballon sans le toucher. Crucifiant le gardien stupéfait qui voit la balle passer à sa gauche et Pelé à sa droite. Durée de l’ensemble de la séquence quatre secondes. Du geste génial qui nous arrache un cri que j’entends encore, une demie seconde. Fulgurance qui résume bien le football, un sport individuel et irrationnel.
Il va y avoir beaucoup de moments désagréables dans le mois qui vient. L’argent va régner en maître. Il y aura de la bêtise et du chauvinisme. Peut-être de la violence, puisqu’il semble qu’elle règne déjà au pays de Lula où l’on nettoie les favelas sans beaucoup d’égards pour la vie humaine. Et que les Brésiliens pauvres ne vont peut-être pas obéir à Michel Platini qui leur intimait de se calmer pendant la durée du tournoi.
Il y aura 68 matchs retransmis à la télévision. Je crains fort, que comme pour les éditions précédentes, je les regarde tous. Décidément, à la réflexion, je crois que c’est Borges qui a raison.
1 Commentaire