Le Mur de Berlin ne s’est pas effondré en un jour

 

Mur de Berlin

Derrière le mythe libéral, l’Histoire du XXe siècle

 

Je me souviens de ce 9 novembre 1989, de ce jour d’euphorie et de libération. Du spectacle d’une ivresse et d’une fraternité à laquelle il n’était pas possible de résister. D’une joie qu’il était difficile de ne pas partager. Rostropovitch jouant une suite pour violoncelle de Bach devant le mur renversé, qui pouvait ne pas en être ému ? Et pourtant, vingt-cinq ans plus tard, la réserve qui m’habitait est toujours présente.

Ce n’était pas la chute du « socialisme réel », la conviction était déjà évidente qu’il était irréformable. Ayant eu la chance, après les épisodes lamentables d’Andropov et de Tchernenko, d’assister d’assez près à l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir et à la mise en place de la glasnost et de la perestroïka, force fut de constater que cela ne marcherait pas. C’était trop tard, beaucoup trop tard. S’il y avait jamais eu une occasion, c’était à Prague en 1968. À ce moment-là l’Occident doutait de lui-même, sa jeunesse faisait sécession. Les États-Unis étaient englués au Vietnam dans une guerre qui les minait, imposant à leur arrière-cour latino-américaine d’abominables dictatures. S’opposant partout aux mouvements de libération nationale.

L’occasion ne fut pas saisie et l’espoir disparut dans l’immolation de Ian Palach et l’écrasement du soldat Chveïk. L’Occident se reprit, retrouva confiance en lui-même et imposa au camp socialiste, et pas seulement sur le plan des armements, une course que celui-ci ne pouvait gagner. Gorbatchev ou pas, les peuples n’en voulaient plus. Alors qu’il s’en aille, qu’il débarrasse le plancher et les vieux s’arrangeraient avec leurs illusions perdues.

Les « vainqueurs » avaient des têtes de vainqueurs et ne se gênaient pas pour triompher. « La fin de l’histoire » nous disait-il, le capitalisme et la société libérale ont triomphé pour toujours. L’Occident avait gagné la « guerre froide ». Alors, d’où venaient les réticences de François Mitterrand ou de Margaret Thatcher, lorsque l’Allemagne poussant les feux annonça qu’elle voulait la réunification tout de suite ? De ce que la « guerre froide » n’était en fait que la continuation de la Guerre Mondiale commencée le 1er septembre 1939 et peut-être même de celle commencée le 2 août 1914, matrice de toutes les grandes catastrophes du siècle. Et ces deux dirigeants avaient de la mémoire.

Pourquoi l’Europe était-elle coupée en deux ? Parce que Roosevelt malade avait été trop faible à la conférence de Yalta ? Non, l’Europe était coupée en deux parce que le 22 juin 1941 l’Allemagne nazie avait attaqué par surprise l’Union Soviétique, pour une guerre d’extermination abominable, la plus grande de l’histoire, ou la moitié du pays fut détruit de fond en comble et 25 millions de ses habitants massacrés. Le prix payé pour la surprise et l’impréparation, celui pour la libération et la reconquête face à une des plus terribles machines militaires soutenue jusqu’au bout par tout le peuple allemand, furent si lourds, que les soviétiques se jurèrent qu’on ne les y prendrait plus. Alors oui, s’ils imposèrent des dictatures à leur solde dans les pays « socialistes » pour des raisons idéologiques, c’était surtout pour conserver un glacis qui les protégeait. La Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie s’étaient alliées aux nazis. Cela avait coûté cher de les vaincre. La Finlande, quant à elle, qui fut pourtant aussi une auxiliaire d’Hitler présentait l’avantage géographique de ne pas pouvoir servir de bouclier. Contre sa neutralité, on l’a laissée tranquille.

Et l’Allemagne donc. Il fallut aller tuer la bête dans sa tanière. Les soviétiques partageaient l’avis de François Mauriac quand il disait qu’il « aimait tellement l’Allemagne qu’il était content qu’il y en eût deux ». Ayant passé une partie de mon enfance dans une Allemagne qui portait encore les stigmates de la catastrophe qu’elle avait elle-même provoquée, je n’étais pas loin de partager ce sentiment. J’ai pu aussi, dans des soirées moscovites à base de vodka, de chants patriotiques, et de larmes vérifier, la marque au fer rouge de la « Grande Guerre Patriotique » dans la mémoire russe. On ne les y reprendra pas. L’avoir oublié dans la gestion de l’affaire ukrainienne est d’ailleurs une erreur très grave.

La façon dont sont présentées les commémorations de ce 25e anniversaire est toujours aussi univoques. Aucune mention, aucune référence à ce qui avait provoqué la situation à laquelle la chute du mur a permis de mettre fin. Alors bien sûr, on comprend, et on partage la volonté de fêter cette unité retrouvée, de commémorer la disparition d’un système oppressif. Mais il faut faire attention, regarder cette Allemagne ayant construit par l’économie cette place dominante en Europe qu’elle n’avait pu obtenir par les armes. Se rappeler que ce peuple civilisé a montré dans l’histoire qu’il était capable de basculer dans la plus terrifiante irrationalité politique.

Non, l’Allemagne n’était pas coupée en deux par hasard, ou à cause d’une invasion soviétique injustifiée. Non, l’édification de ce mur en 1961, soit seize ans après la fin du grand massacre, n’était pas qu’une décision de conserver un empire. L’Allemagne, rapidement absoute à l’ouest pour des raisons géostratégiques recevables, a vu sa partie orientale payer seule la rançon de ses crimes. À la réflexion, cette rançon ne fut pas si élevée.

Les télévisions ont retransmis des cérémonies joyeuses dont le point d’orgue fut la suppression du cheminement lumineux installé dans le nouveau Berlin sur la place qu’occupait le mur le 9 novembre 1989. Je garde quand même présente à l’esprit l’image de Meliton Kantaria plantant le drapeau rouge sur le toit du Reichstag en ruines le 2 mai 1945.

Régis de Castelnau

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