Ramadan incarcéré : Le méchant dans les mâchoires de l’État

 

Or donc, Tariq Ramadan a été collé au trou. J’en déduis que cette mesure a été requise par le parquet, et souhaitée aussi par les trois juges d’instruction chargés collégialement du dossier. Et que le Juge des Libertés a considéré au regard des règles du code pénal et du code de procédure pénale que cette incarcération était nécessaire. Eric Morain l’avocat d’une des plaignantes a dit sur le plateau de BFM qu’il était favorable à la « libération de la parole », dès lors que celle-ci s’effectuait dans un cadre judiciaire. Cette position est la mienne. Je n’ai pas d’opinion sur le fond du dossier Ramadan que je ne connais pas, et les bribes orientées transmises à une certaine presse en violation de la loi pour être publiées ne peuvent en aucun cas refléter le débat contradictoire. On va donc (pour l’instant) s’en remettre au fonctionnement régulier du système judiciaire. Et laisser aux avocats du prédicateur, si telle est leur intention, la mission de contester devant les instances compétentes les mesures prises à son encontre.

Quelques simples remarques.

Tout d’abord, ceux qui me connaissent imaginent facilement l’affection que je peux porter au pote de Moustache et ce que je pense du sale boulot qu’il effectue. Cependant, on ne mène pas le combat politique, aussi essentiel soit-il, par juges interposés. Et j’espère (pour l’instant je le pense) que la mesure qui le frappe est justifiée par le dossier. Pas seulement par la nature des charges qui pèsent sur lui, mais par les nécessités de l’instruction. Les magistrats qui en sont chargés doivent procéder à un certain nombre d’investigations, de vérifications et d’auditions. Compte tenu de la personnalité de « gourou » de Tariq ramadan et de sa popularité, peut-être ont-ils considéré que ce travail devait être effectué à l’abri d’éventuelles pressions venant de sa part.

Ensuite, on a entendu plusieurs fois l’argument des prudents qui craignent cette décision d’incarcération. Selon eux une telle mesure aurait dû être évitée compte tenu de ses conséquences politiques. Parce qu’instituant Ramadan en martyr, elle sera prise comme une provocation et va nourrir la rage de ses soutiens en alimentant les délires sur le « complot sioniste mondial ». Malheureusement sur ce point, il y a longtemps que le mal est fait, et de toute façon une décision de maintien en liberté, ou une mesure privative de celle-ci, ne doivent pas être prises sur la base de considérations politiques.

Une procédure judiciaire n’est pas un match de foot

Enfin, le spectacle donné par les réseaux vendredi était déplorable. Pendant la garde à vue et dans l’attente de la présentation aux juges d’instruction, on avait le sentiment d’assister à la préparation et au déroulement d’un match de foot. Voire d’une corrida. La foule, par ses appels à la mise en cabane de Ramadan, montrait à nouveau son vilain visage de passion vengeresse. Bien éloignée d’une volonté de voir la justice faire dignement son travail. Et que dire des cris de joie et des vivats qui ont accompagné l’annonce du mandat de dépôt, donnant l’impression que Kylian M’Bappé avait marqué un but dans un match de coupe du monde ? Inutile de citer ces commentaires excités qui déconsidèrent leurs auteurs. Incapables de mesurer qu’à cet instant, qu’on le veuille ou non, Tariq Ramadan, aussi justifiée soit la mesure qui le frappe, accède à un statut de victime. Une situation particulière, qui n’efface pas, loin de là, les fautes éventuellement commises, mais place la personne poursuivie dans une solitude totale et désarmée vis-à-vis de l’État. En cette époque compassionnelle où le statut de « victime » est sacralisé, le mot va faire bondir, mais il recouvre une réalité. Il n’est pas très digne à ce moment de hurler à la mort, de manifester une joie mauvaise, ou de lancer quolibets et cailloux. Pas besoin de moratoire pour cette lapidation-là, une interdiction définitive s’impose.

Le méchant dans les mâchoires de l’État

Car il convient à ce stade de rappeler que pour celui qui en est l’objet, une procédure judiciaire pénale surtout lorsqu’elle s’accompagne d’une incarcération est un épisode d’une grande violence. Évidemment légitime, puisque la société dispose du pouvoir sur les corps afin de sanctionner les comportements ayant porté atteinte à l’ordre social. Et l’État mettant en œuvre ce pouvoir légitime, dispose d’une puissance que l’on a du mal à imaginer si l’on n’y a pas été confronté ou qu’on n’y a pas assisté de près. Pour le délinquant d’habitude, l’intervention de la machine fait partie de son cadre de vie. Pour les autres, c’est l’expérience soudaine de la perte du statut de citoyen d’un pays démocratique. Perte nécessaire et justifiée, organisée par des règles, mais dont la violence se ressent physiquement. La garde à vue, c’est dur. Le transfert au dépôt et la présentation au juge après 48, voire 96 heures sans dormir, c’est dur. Les auditions interminables dans le bureau d’un juge d’instruction, c’est dur. Les débats devant le Juge des Libertés qui va décider de votre sort, c’est dur. Et que dire de la décision qui va vous envoyer entre quatre murs, dans un monde dont on n’avait pas la moindre idée jusqu’à ce moment. Tout ceci est normal et justifié, il n’y a pas à y revenir. Mais c’est ce que vient de subir Tariq Ramadan et on ne se grandit pas en lui crachant dessus. On peut réserver sa compassion, mais on ne doit pas être économe d’un respect minimum.

C’est bien sûr un avocat qui parle, qui a fait sienne la phrase de son modèle Henri Leclerc : « l’avocat défend l’homme, pas le crime ». Qui sait finalement ce qui fait le prix de ce métier, cette solitude partagée avec celui qui affronte la machine. Solitude du combat intense, qui permet de s’évaluer. Même si le constat est parfois douloureux pour l’amour propre, il y a tant de défaites…

Avocat qui sait aussi le paradoxe de la répression pénale, expression de la violence légitime, où se produit cette inversion étrange, quand le méchant dans les mâchoires de l’État, accède à un statut de victime.

 

Régis de Castelnau

26 Commentaires

  1. Bonjour,
    L’article partait bizarrement avec la référence à JM Bourget, journaliste controversé s’il en est malgré sa grande connaissance du monde arabe, mais cela valait la peine de poursuivre la lecture pour les 2 derniers paragraphes qui sont exemplaires.
    Merci de m’avoir fait connaître la citation d’H. Leclerc: voici un adage qui pourra servir encore en maintes occasions.
    Bien à vous.

  2. Maitre,

    Je suis d’accord avec votre billet à un bémol près.

    Beaucoup de nos concitoyens (à commencer par moi, je l’avoue) pensent que l’appareil judiciaire est gravement politisé, que ses décisions ne sont pas impartiales d’un point de vue politique, qu’il y a, de son son point de vue, des crimes de gauche et qu’ils sont moins punissables que les crimes de droite, qu’un arabe musulman qui crie « A mort les juifs ! » sera moins condamné qu’un blanc catholique pour les mêmes faits (alors que les premiers sont désormais beaucoup plus nombreux que les seconds).

    Il est donc assez logique que certains se disent que, puisqu’il y a politisation de la justice, qu’elle aille dans mon sens. Ce n’est pas mon raisonnement, je suis pour la dépolitisation de la justice (je suis naïf), mais c’est un peu facile de dire « C’est l’opinion publique imbécile excitée par des journalistes irresponsables ».

    Si l’appareil judiciaire n’avait pas beaucoup travaillé à se discréditer (le mur des cons n’est qu’un exemple parmi d’autres), ne s’était pas gravement éloigné du sens élémentaire de la justice, il lui serait plus facile aujourd’hui de réclamer la confiance. C’est se moquer du monde de réclamer au public la sérénité et l’impartialité quand on les a soi-même perdues.

    • Je n’aurais pu mieux le dire, merci. J’ajouterai que considérer la torture (la GAV dans les conditions inhumaines largement documentées par ailleurs, relevant de fait de la torture) comme un procédé du droit « normal et légitime » est un marqueur de la déchéance morale de ceux et celles en charge de la « justice ». Que ces gens ne viennent pas pleurer lorsqu’ils se rendent compte qu’on ne leur accorde plus guère de crédit, autre que celui associé à l’abus du monopole de la violence.

  3. Complot sionisme mondial ? Non bien sûr !
    Mais inversion de la belle idée hébraïque et évangélique de défense des victimes : les femmes étant victimes, tout est permis pour les défendre, et tant pis s’il en sort de nouvelles victimes.
    Inversion du slogan « plus jamais ça ! », recommencement sans fin de « ça » : multiplication des victimes pour qu’il n’y ait plus de victimes..

  4. Je partage votre avis sur la nécessaire serenite et l’abjection que constitue le spectacle actuel d’une hysterie grandissante depuis quelques années sur les « affaires ».
    Les médias sont devenus fous et s’arrogent tous les pouvoirs entraînant une populace dans l’outrance et la bassesse. Mais là dedans quelle est la part de responsabilité pour la justice ?
    Des juges politiques détournant la procédure pour orienter les décisions, une justice dévoyée et condamnant selon la volonté du pouvoir… les exemples abondent.
    La confîance et le respect sont des relations bijectives. Certains juges ont malheureusement détruit ce lien.

  5. Je suis à 100% d’accord avec votre analyse et vos commentaires.Le point de vue de l’avocat , et de l’homme de raison que vous êtes a l’immense mérite de hisser la pensée au dessus de la mêlée , et notamment du charivari des médias , aussi désordonnés que partiaux;
    Merci pour vos mises au point

  6. Pour ce qui est de ma « connaissance » bien imparfaite du dossier, l’incarcération me semble un mal nécessaire compte tenu de l’entregent « gourouesque » de M, Ramadan.
    En revanche, je ne peux lui accorder le statut de victime qui ne peut l’être qu’à SES victimes. Il est toujours un citoyen d’une démocratie avec des droits limités par son statut mis en dépôt dans l’attente des décisions de Justice que l’on doit respecter, faute de mieux.

  7. Bonjour,

    Une de mes amies proches a exercé la délicate et difficile fonction de JLD. L’incarcération ou non d’une personne est toujours une décision éprouvante à prendre. Certes, les faits parlent d’eux-mêmes mais souvent, ces faits sont porteurs d’une certaine ambiguïté quand on creuse le dossier. Je peux vous certifier que j’ai souvent vu cette amie perturbée soit par la décision à prendre, soit par la décision prise. En cas d’incarcération et que le suspect soit convaincu d’innocence un peu plus tard, le JLD sera très facilement et rapidement traité de monstre sans foi. Qu’il laisse en liberté un coupable potentiel aux yeux de l’opinion et le voila traité de laxiste. Et je n’évoque pas les cas où un un drame survient, il fait un coupable commode et idéal puisqu’il aurait du tout deviner.
    Merci pour vos articles qui remettent en place une juste perspective dans ces dossiers. Le cas cité m’a interpellé car d’une part, le liberté reste la règle et l’incarcération l’exception (le dossier doit être un tantinet lourd vu la personnalité du supect) et d’autre part, j’ai cru comprendre que le débat devant le JLD n’aurait lieu que demain, la défense, comme elle en a le droit, ayant demandé un délai pour étudier le dossier. Sans être juriste et contrairement à ce qu’avance une certaine presse pas très sourcilleuse quant à ses sources, ce débat existe dans tous les cas et n’est pas à l’initiative de l’une ou l’autre des parties.

    Bonne fin de journée

  8. Que justice soit faite par juge et jury, bien sûr…mais comment tenir jusque là; un grand avocat peut distinguer l’homme de son crime supposé mais, pour l’homme de la rue, c’est un tout , comment considérer un homme en mettant de côté les informations venant désormais de plus en plus souvent du dossier judiciaire, donc jugé naturellement fiable par lui, il répondra à Me Leclerc que le crime n’étant pas défendable, il tentera de se réduire à l’homme, dernière chance de clémence.

    • « Réduire à l’homme dernière chance de clémence ». Eh oui, et c’est pour ça qu’on ne leur coupe plus la tête. Même si parfois, on aurait bien envie….Et c’est un progrès.

  9. Je lis dans certains commentaires qu’un climat d’hystérie est entretenu par les médias. Dont acte et ce n’est pas moi qui le contredirai.
    Cette phrase est intéressante : « Les médias sont devenus fous et s’arrogent tous les pouvoirs entraînant une populace dans l’outrance et la bassesse. »
    Ce n’est pas nouveau quoique l’ampleur du phénomène prenne des proportions jamais atteinte du fait de l’effet multiplicateur des nouveaux moyens de communication.
    Il y a 2000 ans un procès célèbre a été lui aussi très médiatisé et on parle toujours aujourd’hui. Il a même fait l’objet de partitions monumentales par un certain JS Bach. La Passion ! Vous connaissez.
    Lui aussi était très politique …
    … Je sais bien que certains diront « rien à voir avec l’affaire Tk Rd. Et pourtant nihil novi sub sole !

    • Rien de nouveau sous le soleil…
      Eh non.
      N’est-ce pas cela le plus triste, que nous apprenions si peu, si lentement, que nous refassions sans cesse les mêmes erreurs, cédions sans cesse aux mêmes tentations ?…
      Ah, montrer du doigt le méchant, désigner le coupable, quelle délectation ! mais quel aveuglement !

  10. Nous sommes tous susceptibles de nous retrouver dans la même situation, les accidents de vie peuvent conduire n’ importe lequel d’ entre nous en prison.
    Il faudrait donc rester humble…
    oui mais.Je suis déçu que cet homme là puisse à priori tomber pour ces faits. Non pas qu’ ils ne soient pas graves à mes yeux. Je trouve simplement immensément plus graves d’ être une arme de déstabilisation de l’ occident, de prêcher contre nos plus chères valeurs, et particulièrement dans une période où, parait-il, nous serions en guerre contre tout ce que Tarik Ramadan défend, masqué.
    Ai-je le droit de me réjouir de voir (peut-être) le masque tomber?

  11. Alors comme ça il y aurait une hiérarchie des « causes » certaines étant plus défendables même quand elles sont pénalement indéfendables ? « Déstabilisation de l’occident » ! N’exagérons rien. Il y a d’autres recours ! !

  12. on peut incarcérer aujourd’hui n’importe qui pour n’importe quoi
    un peu d’argent peut convaincre de nombreux témoins à charge
    rares sont les magistrats qui aient une conscience
    je pense RAMADAN victime d’un complot
    il gêne certains milieux par la force de sa dialectique comme gênent certains polémistes ou humoristes par leur talent et leur audience

    • Pour clôre un débat ou un simple échange, rien de plus imparable que de glisser la théorie du complot…

  13. Toujours dans l’inversion. Ce sont les victimes qui sont dans les prisons maintenant… Vous êtes devenu fou. Vous défendez toujours les abuseurs en accusant leurs victimes de tous les maux.

  14.  » Évidemment légitime, puisque la société dispose du pouvoir sur les corps afin de sanctionner les comportements ayant porté atteinte à l’ordre social. » Le soupçon et la rumeur suffisent-ils à troubler l’ordre social? Si oui, bin va en falloir des cachots pour mettre tous ces pauvres contrevenants. c’est plutôt l’ordre public qui risque d’être chahuté Un superbe article, vous m’avez régalé..pardon vous m’avez sustentez en d’infos. Une question pour autant qu’en emporte le vent, qu’en savons nous si la faute du  » complot sionisme mondial » ou pas. Qu’en savez-vous, l’avez-vous lu dans les astres ou deviné dans les cartes, êtes vous augure? Je m’en vais lire « Ramadan en prison », à vous lire.

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