Une des publicités de la marque Perrier montre furtivement et j’oserai dire génialement où s’enracine cette passion des Français pour le Tour de France. Perrier, c’est de la flotte dans laquelle on met du gaz carbonique avant de vendre la bouteille hors de prix. La communication en a fait un produit singulier et à part, qui le distingue de toutes les autres boissons gazeuses. Les spots publicitaires, surtout ceux projetés au cinéma, tout d’audace et d’arrogance, ont façonné cette image. Celui-ci est proprement génial, qui pour nous donner soif parle du triptyque de la France quand la plaine est fumante et tremble sous juillet : les vacances avec sa chaleur, le 14 juillet avec son défilé, et le Tour. Il faut déguster le chef-d’œuvre d’une bande-son millimétrée accompagnée de détails qui réveillent les émotions dont Proust nous a expliqué le fonctionnement.
Le Tour ceux qui sont nés après 1995 en ont été privés, ils vont peut-être le retrouver et comprendre les radotages de ceux qui disent : « le Tour c’était mieux avant ». Organisé pour la première fois en 1903, il s’est arrêté en 1998 avec la victoire de Pantani. Depuis, avec Amstrong et ceux qui lui ont succédé, ce que l’on appelle Tour de France n’était plus qu’une marchandise sans aucun intérêt sportif, incapable de forger des héros, et dont tout le monde oubliait instantanément le palmarès. Parce que chacun sentait bien qu’il n’y avait plus qu’un gros mensonge, et que tous ceux qui en vivent, souvent grassement, font semblant. Car comme le dit Philippe Bordas , le « baron noir », qui a écrit la magnifique et poignante oraison funèbre du vélo du monde d’avant : « Le cyclisme n’a duré qu’un siècle. Ce qui s’appelle encore cyclisme et se donne en spectacle n’est que farce, artefact à la mesure d’un monde faussé par la pollution, la génétique et le bio-pouvoir. »
Tout n’est pas réglé, mais les sensations sont revenues, les robocops mensongers en ont rabattu, la souffrance disparue avec l’EPO se donne de nouveau à voir et avec elle l’héroïsme, et il y a des Français devant…
Comme le rugby, le cyclisme était un sport écrit, et il entrait en résonance avec la culture des peuples. C’est la raison pour laquelle la littérature s’en est emparée. Les plus grands auteurs ont écrit sur le vélo : Beckett, H.G. Wells, Barthes, Deleuze, Maurice Leblanc, Zola, Alphonse Allais, Jarry, Perret, Gracq, Neruda, Blondin, Buzatti, etc… Écoutons encore Philippe Bordas « le cyclisme est une province naturelle de la littérature, car rien n’obsède comme ces histoires fabulées, ces portraits amoureux, ces mythologies usinées par le peuple, ces étincelles d’Eurovision. Ce que Benjamin nomme « illuminations profanes ». Ces croyances minimes. Ces noblesses inventées. »
J’ai eu cette maladie-là, lourdement. Je la croyais éteinte, et voilà que la bestiole logée au fond des tripes s’est réveillée. Cela a commencé avec les classiques de printemps que j’ai suivies par hasard pour y voir, surpris, triompher un Français Julian Alaphilippe. Et apprendre que le garçon était né à Saint-Amand Montrond pour ensuite habiter Désertines banlieue de Montluçon. Cela voulait dire qu’enfant, commençant à ciseler son talent, il avait parcouru à vélo les mêmes routes que moi 50 ans auparavant sur mon demi–course débarrassé de ses garde-boues. Qu’il avait monté la côte de Saint désiré, été jusqu’à Châteaumeillant en passant au pied du château de Culan, poussé jusqu’à Faverdines, tourné à droite pour Saulzais-le-potier pour rentrer en passant par Epineuil le Fleuriel devant l’école d’Alain-Fournier et du grand Meaulne, en rejoignant ensuite Vallon en Sully, Estivareilles et enfin Desertines. Monsieur Alaphilippe, je ne sais pas si renouant avec la tradition des rouleurs capables de gagner classiques et courses par étapes, vous parviendrez à remporter le Tour, mais entre nous c’est désormais à la vie à la mort.
Pour occuper une place à proximité de l’un des hommes de ma vie, Jacques Anquetil seigneur sublime qui « a traversé mon enfance comme une majestueuse caravelle » comme le dit Paul Fournel dans son indispensable « Anquetil tout seul » et qui poursuit : « Il était le plus beau cycliste possible. Son coup de pédale était un mensonge. Il disait la facilité et la grâce, il disait l’envol et la danse dans un sport de bûcherons. »
En 1963 la dernière étape de montagne du Tour se terminait à Chamonix et il restait un contre-la-montre avant l’arrivée à Paris. Les adversaires d’Anquetil dont Federico Bahamontes porteur du maillot jaune devait le mettre à distance pour pouvoir espérer. Tout seul dans ma chambre, à 600 km de là j’écoutais sur un transistor le reportage de cette lutte épique. Sous la pluie, ce fut une formidable bataille où Poulidor sombra et Bahamontes ne put décramponner Anquetil. Notamment dans la dernière ascension au col de la Forclaz au sommet duquel les deux rivaux basculèrent ensemble vers Chamonix. J’ai entendu l’Espagnol chuchoter quelque chose au champion français et je peux rapporter ici ce que fut leur dialogue que, seul au monde dans ce cas-là, j’ai distinctement entendu :
« Jacques, tu as gagné le tour, tu me reprendras le maillot lors du contre-la-montre. Tu es plus fort que moi au sprint, mais laisse-moi gagner cette étape.
- ……
- Écoute ce serait élégant, à toi le Tour et à moi le grimpeur la dernière étape de montagne.
- ……
- Mais enfin qu’est-ce que ça t’apporte ? Je t’ai attaqué, fait souffrir d’accord, mais c’est le jeu.
- Merde ! »
Sous une pluie battante à Chamonix, Anquetil déborda Bahamontes et remporta l’étape. C’est exactement comme cela que ça s’est passé et c’est ce que j’ai entendu. Je le jure.
Le Tour, c’était vrai avant.
Magnifique papier.
Merci monsieur.
Précieuse évocation à laquelle l’érudition apporte un infaillible cachet d’authenticité, érudition placée en l’occurrence dans la connaissance détaillée d’épisodes restés vivants et marquants pour les enthousiastes, les passionnés du grand geste sportif, pour employer une expression qui pèche pour sembler passer sous silence la douleur. Quelle émotion – un grand écho aux croisées proustiennes des routes – dans la succession des côtes, des hameaux, villages et châteaux qui peuplent l’univers intérieur de ceux dont les deux roues et les chaînes embrayées ont étendu le périmètre de cette poche de veste ou de patalon qu’on connaît par coeur, d’autant mieux que toutes les aspérités s’en sont imprimées dans les muscles, les os et l’oeil – pour ne rien dire du coeur.
Quelle belle surprise pour un cycliste venu pour votre regard juridique!
Je confirme, j’ai bien entendu le même échange de paroles entre les deux champions.
J’ai vu moi aussi passer la première mort du tour en regardant filer Pantani et ses ailes invisibles au col de Portes, où je m’étais élevé péniblement à pédale malgré mes kilos de trop -j’étais encore cycliste chevronné à l’époque.
Six ans avant qu’il ne finisse mort de drogue dans sa chambre d’hôtel, alors que la sinistre ère Armstrong n’en finissait pas d’accompagner la compétition dans son corbillard.
Juste après le passage du chauve magnifique, je m’étais pris une volée de préservatifs dans la figure, balancée par une jolie fille dans sa voiture publicitaire à l’effigie d’une marque pharmaceutique, et j’avais regretté un moment avec nostalgie le côté foire commerciale « énaurme » que cette kermesse populaire était devenue.
Mais il faut croire que, vingt ans après, la machine miraculeuse est repartie malgré toutes les misères qu’on lui a faites.
Sans doute parce qu’il s’agit du dernier sport de masse auquel les gens peuvent au moins assister gratuitement, cela sans l’interface de dispositifs policiers de temps de guerre. Aussi l’ultime occasion, malgré tout, pour une authentique tradition populaire de s’exprimer derrière les oripeaux du commerce.
C’est vrai que l’on a du mal à imaginer Macron courir en manteau sombre dans un col derrière Alaphilippe en hurlant de joie : « Vas-y Juju ! ». Même si le beau Julian troquait ses cuissardes contre un string et arborait un masque nègre de carnaval.
D’ailleurs, les ayatollahs de la post modernité, tous ces mauvais genres qui ne cessent de vouloir enterrer le peuple sous leurs burqas symboliques à eux, ne s’y sont pas trompés.
Voilà que la cérémonie du podium qui ponctue chaque étape, et qui voit deux belles jeunes filles vêtues décemment récompenser d’une bise le gentilhomme du jour, se trouve fustigée par je ne sais quel gang de mères célibataires lesbiennes (terme générique) teutonnes, lesquelles sont à nos rebelles subventionnées ce que la BMW est à la Twingo.
Rappeler gentiment que l’histoire de notre peuple n’a pas donné que des heures les plus sombres mais aussi l’amour courtois du temps des tournois est apparemment intolérable à leur féminité sectaire, tellement opprimée et discriminée qu’elles ne pensent qu’à punir de vivre ceux d’en bas à grands coups de fouet de leurs névroses.
Elles voudraient quoi au juste ces harpies ? Que les mignonnes soient remplacées par des drag-queens et le bouquet de fleur par un gode géant jaune à ruban rose ?
Je sais qu’aujourd’hui la couleur jaune a tendance à déranger, pas forcément d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’hier, mais… Quoique… (j’arrête, je suis sur un terrain glissant).
Allez ! La solution c’est que la porte parole du gouvernement -vous savez, le mannequin en peluche de chez Babou- vienne en personne remettre la récompense transgressive à chaque étape.
Là, c’est sûr, il n’y aura plus de dopage dans les pelotons.
Je partage votre point de vue. Le cyclisme et en particulier le Tour de France contenait autrefois une sorte d’héroïsme où de vrais combattants se livraient bataille un peu comme des chevaliers assis non sur des destriers mais sur des bicyclettes. Certaines étapes à l’issue incertaine étaient haletantes et même épiques ; on y voyait des hommes braves souvent fils de pauvres se battre, souffrir, mourir parfois. Les Français aimaient le Tour et se pressaient au bord des routes car le Tour, c’était le leur, dans leur pays à eux, sur leurs terres. Tout cela est mort et la magie du Tour n’opère plus. Le dopage, l’argent, les champions américains ont détruit la geste du Tour de France. Mais il est inutile de pleurer sur les ruines. Les passionnés de cyclisme reconstruisent parfois la légende en organisant des « fêtes « du vieux vélo avec des sportifs amateurs également passionnés et roulant sur des vélocipèdes modèle 1910. Ce n’est pas de la nostalgie, ce n’est pas rien ; il s’agit que les yeux des enfants d’aujourd’hui puissent le voir ; pour transmettre.
Je comprends et partage tout à fait ce besoin de vivre et ressentir l’opposition sportive franche, honnête, respectueuse et, en effet, souvent héroïque dans le cyclisme et le Tour en particulier. La lutte, mètre par mètre, entre Anquetil et Poulidor, s’arrachant aux flancs du Ventoux! Dantesque! Et pourtant Monsieur le Président, l’avocat de la défense mériterait son assignation devant le tribunal de l’histoire. Que ne cite-t-il la célèbre phrase d’Anquetil, assez ironique: « vous croyez qu’on peut faire ça en marchant à l’eau claire? » (Bon, c’est vrai, j’étais plutôt « poulidoriste », surtout lorsque, à 40 balais, il osait encore flirter avec le podium –ou même être dessus, me souviens plus?). Et puis messieurs les jurés, faire porter tout le poids de la trahison première sur Pantani, n’est-ce pas trahir la mémoire du Tour? Est-ce que sous Delgado ne perçait pas un peu la félonie? Et que dire de Maertens alors? Et de Bjorn Riss, qui avoua sans ambages son dopage, une fois le vélo rangé?
Tout en continuant à regarder assez souvent le Tour, grâce aux moyens nous offrant beauté des paysages et richesse du patrimoine (quel pays, quand même, qu’on ne parvient pas à défigurer totalement! Pour combien de temps?), il y avait bien longtemps que je ne m’intéressais plus au classement, le surdopé américain ne faisant qu’enfoncer la seringue hors de toute limite. Mais, c’est vrai, j’y ai davantage prêté attention cette année, y retrouvant comme une forme de combat loyal, avec dépassement de soi et coups de théâtre sportifs.
Je regrette encore plus de ne pouvoir encore grimper les quelques cols que j’allais taquiner dans ma région.
Cordiale salutation de la part d’un footeux qui, aux alentours de ses 40 ans, avait trouvé cette formule, ô combien philosophique (et sociale?): « ce n’est pas moi qui abandonne le foot, c’est lui qui m’a abandonné ».
Méc-créant.
Papier bien écrit et plein de profondeur. Beaucoup plus intéressant que bien des articles de l’Equipe, et même que vos leçons de droit pour les nuls…