France/Israël : la prophétie de Frank Tapiro

La « séquence » ouverte par les événements du 7 octobre a parachevé le processus par lequel la « télé » – c’est-à-dire, par métonymie, l’ensemble de l’industrie culturelle – s’est vue confier le privilège de produire une réalité que le « monde réellement renversé » se contente ensuite de représenter. Ainsi notre époque est-elle passée maître dans l’art de produire des personnages de théâtre dont on se demande à quel moment ils ont conscience de restituer la plus fidèle vérité d’eux-mêmes : quand ils se prostituent dans la « vraie vie » ou quand ils jouent leur propre rôle sur la grande scène de l’« information en continu ».

Tel est le cas de Franck Tapiro, obscur conseiller en communication que les attaques du 7 octobre ont rendu à la lumière et que ses compétences variées prédisposaient sans nul doute à s’ériger en autorité morale sur les chaînes du groupe Bolloré. Tandis que Gaza continue de saigner, que le Liban reçoit de la « seuledémocratiedumoyenorient » sa dose quotidienne de bombes et que deux gendarmes français ont été arrêtés à Jérusalem-Est par la police d’occupation israélienne, le chroniqueur a estimé que le match entre la France et l’État hébreu était un moment de « paix » et d’« amitié » qu’il convenait de célébrer devant un stade de France rempli à ras bord. Hélas pour lui, l’étrange slogan qui s’affiche en tête de son fil twitter – « Seuls mais ensemble » – a rarement été aussi proche de la vérité. Grâce à son entregent, « 613 supporters franco-israéliens » répartis dans une dizaine de bus ont rejoint le stade de France sous escorte de la police et du « SPCJ » – une milice privée qui se présente comme un « organisme apolitique ». Pour Franck Tapiro, c’était l’« Arche de Noé » voguant sur le périphérique en quête de son Mont Ararat. Fallait-il déduire de cette métaphore biblique la menace de quelque malédiction divine frappant une contrée hostile ? Associer le destin d’une communauté religieuse à un match international ; faire chanter la Marseillaise et l’hymne israélien à des « Juifs » et à des « non-Juifs » comme une preuve de « vivre ensemble » : était-ce donc cela, « ne pas importer le conflit » ?

Au-delà du caractère burlesque de cette bouillie théologico-politique, et sans même relever la tonalité comiquement animalière d’une expression qui révèle le haut degré de confusion atteint par les élites politico-publicitaires, il faut rappeler que le discours servi ici n’est pas seulement un discours raciste : c’est la vérité ultime de l’antiracisme à petite main jaune qui a servi de morale à la bourgeoisie depuis l’élection de Mitterrand et le « tournant de la rigueur » qui n’a pas tardé à s’en suivre. Le ruban jaune arboré par Franck Tapiro au revers de son veston n’est pas une trahison, c’est le retour de flamme d’une pulsion qui se loge au cœur-même du rapport de production capitaliste et qui ne peut être surmontée – à système constant – que sur le mode du refoulement. Le suprémacisme occidental n’est pas autre chose qu’une incontinence, qu’un relâchement de pression accumulée.

Le capitalisme a été vivable aussi longtemps qu’il subsistait des espaces de gratuité, des brèches par où la double-pensée bourgeoise s’appréhendait comme telle et gardait le moyen de « s’empêcher ». Au moment où la folie de la valeur d’échange a tout recouvert, les fantasmes à travers lesquels elle a prétendu se naturaliser (singulièrement le racisme) ne laissent plus de place au moindre exercice de la raison.

Ici, le système dit sa vérité comme il se déculotterait en public. En s’assumant pour ce qu’il est, il ne cesse de produire les images de sa propre négation. Ce spectacle lugubre, ces gradins clairsemés, ornés çà et là de quelques drapeaux blancs à l’étoile bleue et gardés par quatre-mille CRS, c’était l’ordre existant qui se donnait à voir comme une fin de règne.

Qu’est ce qui renvoyait plus aux convois de la mort que cette « arche de Noé » sous escorte policière ? Aux rafles de 42 que cette tribune de vieilles gloires politiciennes applaudissant un stade vide à l’occasion d’un « événement » qu’« il ne fallait surtout pas politiser » ?

Expulsée ou héroïsée, c’est la même figure antisémite de la judéité que les envolées lyriques du prophète Tapiro réactualisent sans le savoir : une absence à l’humanité commune en laquelle l’Occident, « seul mais ensemble », a choisi de célébrer son terminus historique.

Benoît Girard

3 Commentaires

  1. Bravo et félicitations à l’auteur mais celui-ci est en dessous du réel dans ce texte (sans doute en est-il conscient).

  2. Voilà des mois et des années
    Que j’essaye d’augmenter la portée de ma bombe
    Et je n’me suis pas rendu compte que la seule chose qui compte
    C’est l’endroit où se qu’elle tombe
    Y a quelque chose qui cloche là-dedans
    J’y retourne immédiatement
    Sachant proche le résultat
    Tous les grands chefs d’État lui ont rendu visite
    Il les reçut et s’excusa
    De ce que sa cagna était aussi petite
    Mais sitôt qu’ils sont tous entrés
    Il les a enfermés, en disant soyez sages
    Et, quand la bombe a explosé
    De tous ces personnages, il n’est plus rien resté

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