Il faut faire attention avec les anniversaires. Les chansons nous disent qu’ils doivent être heureux, joyeux ou simplement bons. Oui mais, s’il y a des anniversaires qui commémorent des naissances, d’autres le font de morts, voire d’événements terribles. De toute façon ce sont toujours des interpellations, nostalgiques, inquiètes ou douloureuses, et même pour les plus joyeux, les souhaits, gâteaux et bougies ne sont là que pour les masquer. Il y a déjà un moment que le jour du mien, je me dis sans gaieté, « une année de moins ».
Mon frère est né le 30 avril 1947, le jour anniversaire de la bataille de Camerone, devenue fête de la légion étrangère. Mon père qui servait alors au premier Régiment Étranger de Cavalerie y vit bien sûr un symbole dont il était curieusement fier. Ce frère aîné trop tôt disparu aurait eu 70 ans aujourd’hui, son absence en est un peu plus lourde. J’aurais tant de choses à lui dire.
Le 30 avril 1975 tombait la ville de Saïgon, clôturant ainsi une guerre de 40 ans qui vit pour finir, la terrible défaite de la première puissance du monde, battue par un petit peuple d’une vaillance inouïe pour qui l’indépendance valait tous les sacrifices. Étonnamment, cette tragédie est aujourd’hui refoulée, alors qu’elle avait complètement envahi notre jeunesse. En Occident, c’est à cause du remords, au Vietnam et en Chine, les adversaires millénaires, parce que ce n’est qu’une bribe d’une très longue histoire.
Slobodan Despot avait publié sur les réseaux il y a quelque temps, une vidéo de l’amiral George Morrison assez bouleversante. Il y parlait juste avant sa mort, de son fils Jim, le Roi Lézard, l’artiste de légende. Jim Morrison a hanté ma jeunesse, et cela, je l’ai partagé avec beaucoup. Au-delà de sa mort tragique et soi-disant mystérieuse, il y eut quelques temps plus tard le film halluciné de Coppola et son introduction de folie. Impossible d’écouter « The end » sans se replonger dans la guerre du Vietnam, traumatisme oublié de toute la jeunesse de ce temps-là.
L’amiral Morrison était le commandant des forces navales américaines dans le golfe du Tonkin au cours de « l’incident » d’août 1964 qui servit de prétexte à l’intervention américaine au Vietnam qui déboucha sur la catastrophe, dont cette région subit encore les conséquences. Son fils était un des emblèmes flamboyants de la jeunesse d’Occident qui s’opposait à cette guerre. Jusqu’à sa mort en 1971, Jim qui avait rompu avec son père, ne lui adressa plus la parole. Dans la vidéo, George Morrison conclut : « mon fils a suivi un chemin droit, j’aurais aimé le connaître ». Et Slobodan de commenter : « Ce jugement net et carré, cette mâle émotion et cette candide repentance sont aussi étrangers aux Européens d’aujourd’hui que les testicules le sont aux bœufs. »
J’ai vécu 20 ans avec Jim Morrison qui a aussi hanté une partie de ma vie d’homme. Et cela je ne l’ai partagé avec personne. Il se trouve que j’ai habité l’appartement où il est mort. J’ai pris mon bain dans la baignoire où Pamela l’a retrouvé ce matin-là. Le voisin nous a raconté le hurlement qu’elle avait poussé, l’intervention des pompiers qu’il avait appelés, sa vision du corps de Jim et la certitude de sa mort. Curieux compagnonnage avec un fantôme, je suis rarement entré dans ma salle de bain le matin sans y penser. Je lui racontais le monde d’après son départ, moyen pour moi d’essayer de le comprendre.
Enfin, appartenant à une famille de vieille aristocratie militaire, farouchement catholique, fils de colonel, petit-fils, et arrière-petit-fils de général, mon adhésion à 25 ans au Parti Communiste Français eu l’effet que l’on peut imaginer. Devenu rapidement l’avocat de la direction du PCF je donnais ainsi à mes engagements un caractère public, qui fut pour mes proches, peut être parfois difficile à porter. Il n’y eut pas de rupture consommée, seulement une prise de distance, et le soin mis à ne jamais aborder le sujet. Un jour pourtant, mon père m’appela au téléphone pour prendre de mes nouvelles et s’enquit soudain d’un débat au sein de la direction du Parti après une défaite électorale. Je lui décrivis rapidement la situation, lorsqu’il me demanda : « et toi là-dedans ? » Prudent je répondis : « oh vous savez, moi je suis bête et discipliné ». Pour entendre la réplique qui disait tout : « quand on porte ton nom, on est discipliné ». Rappel au règlement par pudeur et autre façon de me dire en fait, que la cause que l’on défend vaut moins que l’honneur qu’on met à le faire. Et que pour lui je n’avais pas dérogé.
Comme l’amiral Morrison, il ajouta peu de temps avant sa mort un « nous ne t’avions pas compris » auquel je fus contraint de répondre que moi non plus, et qu’il faudrait qu’un jour je m’en explique. Ou plutôt que je me l’explique.
Ainsi que me le demandent à chaque fois, mes fantômes du 30 avril.
Anniversaire ! Je lis avec intérêt et curiosité vos billets. Le 30 avril a aussi pour moi un parfum de nostalgie. Ma mère aurait 102 ans. Votre parcours -vieille aristocratie militaire, farouchement catholique- n’est pas le mien sauf catholique, peut-être sans la note farouche. Quant à l’aristocratie, si je la respecte, je considère aussi qu’il en est d’autres qui ne sont pas héréditaires nées du sang : celle du cœur, celle de l’intelligence, celle de la culture. Elles ne sont pas forcément transmises génétiquement mais elles sont bien réelles. Il y a aussi celle des traditions familiales qui ne sont pas attachées à une particule. Ma mère était l’aînée d’une famille qui aura compté 15 enfants. Son père -mon grand-père- dirigeait avec ses quatre frères une tournerie travaillant le bois local -le buis- dont l’usinage servait à faire de petits objets d’usage courant domestique ou décoratif. L’avènement des matériaux modernes issus de la transformation du pétrole a mis fin à cette petite industrie artisanale. Elle faisait quand même vivre plusieurs familles outre celles des « patrons ».
Je considère pour ma part que cette « aristocratie » est bien réelle car elle répond bien à la racine du mot : le meilleur !
Aujourd’hui l’aristocratie n’existe plus parce que plus personne ne veut entendre parler des « meilleurs » parce tout le monde doit être au même niveau. On a beaucoup décapité depuis 1789. Après la guillotine physique -heureusement disparue- c’est la guillotine intellectuelle qui a pris le relais … et elle n’est pas moins redoutablement efficace.
Entre les deux tours vous semblez faire une pause.
Vous en profitez pour faire un flash-back sur votre compagnonnage avec le presque défunt PC. J’ai toujours été très étonné par ce compagnonnage auquel bien peu d’intellectuels, et des plus grands, ont échappé. Même si dans ma famille marquée à ses origines par le catholicisme il ne reste plus grand chose de la pratique, je n’ai jamais observé cette dérive. Vers la gauche oui avec son corollaire : l’abandon des convictions catholiques.
Et aujourd’hui que reste-t-il de tout cela ? Une nostalgie qui se traduit par des aspirations à ces valeurs du catholicisme … et pour le dire plus fondamentalement, de l’Évangile. Même souvent sur un mode très critique on l’a beaucoup entendu pendant la campagne pour récupérer ce qu’on appelle le vote catholique ! Les catholiques sont toujours de la « chair » : aux premiers siècles dans les cirques [les premiers chrétiens] et au XXI° siècle dans la sphère des idées et surtout des idéologies… sauf qu’être catholique n’est pas de l’ordre de l’idée ni de l’idéologie. On le voudrait bien car ce serait la meilleure manière de programmer sa disparition. Je pense qu’en France « Fille aînée de l’Église » il en reste quand même quelques uns qui pensent « Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là ». Mais ils ne sont pas dans les partis politiques.
Bon anniversaire
Merci pour ce témoignage qui m’a serré la gorge et mis les larmes aux yeux. Le 30 avril 1975, j’avais 29 ans, et n’arrivais pas à imaginer que des gens qui avaient mon âge n’avaient pu connaitre autre chose de cette horrible guerre. Je vivais avec un homme qui avait été au Vietnam (il avait débarqué là-bas le jour de ma naissance, en mars 1946) et ne s’était jamais remis vraiment de cette affreuse période de sa vie, même après écrit un livre terrible, Le roi de rats, qui connut un succès certain même si la mémoire collective n’en a pas gardé le souvenir. Et je me souviens de la 1ère page de Libé (qui était à l’époque un quotidien hautement fréquentable) et que nous avons conservé longtemps.
Oublié aujourd’hui, tout ça, comme oublié le 11 septembre 1973 et le coup d’état au Chili.
Je ne suis pas vraiment nostalgique, mais fatiguée, quand même, que nous ayons bien peu avancé. Et mes fantômes, tout comme les vôtres, et même s’ils sont démodés (ça existe, ça, des fantômes démodés ?), me rappellent que j’ai eu l’honneur de défendre des causes qui étaient justes universellement.
On est bien loin de ces vulgaires présidentielles…
Heureusement, que vous avez eu l’immoralité de créer un blog. Votre article confirme ce que je pense : la richesse intrinsèque des êtres prend sa source dans les expériences « singulières ». Celle-ci, n’est destinée qu’à celui qui ose sortir de l’ornière, par curiosité, pour défendre une conviction, une opinion. La fameuse croisée des chemins. Les événements survenus au fil du temps, au gré du hasard, qu’ils furent tragiques ou heureux, construisent, aujourd’hui, une bien belle histoire,