J’ai vu En guerre un peu plus d’un mois après sa sortie, dans un petit cinéma intello, au milieu d’une vingtaine de personnes. Je lis qu’à ce jour, le box office s’élève à 167 994 entrées ; j’ignore si c’est bien ou non pour un film de ce genre, mais je sais ce que j’en pense : ce film – dont le scénario a notamment bénéficié des conseils du syndicaliste Xavier Mathieu – devrait être vu de tous car il remplit une mission pédagogique irremplaçable. Il n’apprend rien à ceux qui s’intéressent aux questions qu’il traite, mais il montre les choses, les rend palpables. Ses qualités artistiques, son rythme, le jeu des acteurs lui donnent la force des œuvres de fiction sans lui enlever celle des documentaires. Sa structure en fait surtout une démonstration, point par point, qui semble répondre à toutes les questions, hypocrites ou sincères, que les gens se posent sur les conflits sociaux, à tous les clichés haineux et méprisants accolés aux grévistes qui bloquent les sites de production, vandalisent les lieux ou se montrent violents vis-à-vis de la direction. Ce film explique ce que sont les choses et pourquoi elles sont ainsi.
Un film atrocement logique
Construit comme un idéal-type à partir de plusieurs cas récents de luttes syndicales liées à la fermeture d’un site, le film est atrocement logique. Il y a d’abord, comme un fil rouge du début à la fin de l’intrigue, l’opposition entre deux mondes : celui des gens calmes, pleins de ressources matérielles et symboliques, dont la simple manière d’être et de dérouler des phrases sans signification est une violence, et celui des gens de peu, qui n’y arrivent pas, qui bégaient, s’énervent, se répètent – du pur Bourdieu illustré.
Les premiers – les représentants de la direction, mais aussi du gouvernement – sont bien mis, bien peignés et raisonnables ; ils savent parler et se maîtrisent. Les syndicalistes ouvriers, en face, font « tâche » dans les beaux endroits où ils viennent négocier – cabinets ministériels, siège du MEDEF –, ils n’arrivent pas à manier les mêmes expressions lisses et sans aspérité (« le taux de rendement », « l’environnement concurrentiel », « croyez-moi, nous sommes tous sincèrement attachés… »), et leurs tentatives de mettre des mots sur ce qui leur arrive sonnent comme un scandale : trop crues, trop émotives, en somme inconvenantes. Et surtout, ils ne se maîtrisent pas toujours, et de moins en moins au fil du film. Ainsi, au début de la grève, le personnage central, joué par Vincent Lindon, est le premier à raisonner un collègue qui insulte la DRH, lui expliquant que de tels excès ne peuvent que les desservir. Mais plus l’intrigue avance, plus les humiliations et les échecs s’enchaînent, plus les héros constatent qu’en face, pour être clair, on se fout de leur gueule, et plus il leur devient difficile de se contenir. Le film montre que les ouvriers sont obligés de jouer selon les règles du monde d’en face, qu’ils maîtrisent forcément moins bien, et que le moindre écart leur est reproché comme une faute impardonnable. Il montre aussi très bien ce que cette prétendue égalité – tout le monde doit rester serein et respecter son interlocuteur – a de révoltant : les ouvriers jouent le reste de leur vie ; les gens en costume, un zigzag de carrière – ou rien. Pourquoi s’énerveraient-ils ?
Avoir tout à perdre, sa dignité et son avenir
Outre cette opposition entre les puissants et les faibles, le film exhibe, avec une grande clarté, le « dilemme du prisonnier » sur lequel se brisent tant de mobilisations sociales. La seule chance, pour les ouvriers, de gagner – c’est-à-dire de garder leur usine, donc un emploi, donc un revenu tous les mois – est de rester unis et constants dans leur mode d’action : arrêt du travail, blocage du site, refus des négociations sur les primes de départ. C’est long, c’est éprouvant et c’est un pari ; mais la possibilité de gagner existe car les gens en face ne sont pas invulnérables, et les forces mêmes du marché (pression des clients, image médiatique) les contraignent aussi dans une certaine mesure. Si les ouvriers se divisent et que les uns décident de négocier, laissant aux autres l’image de jusqu’au-boutistes radicaux, c’est fini. Et c’est exactement ce qui arrive, bien sûr, en l’occurrence entre la CGT et le « syndicat maison » plus réformiste. Pourquoi ? Le film le rend limpide. Parce que quand le personnage de Vincent Lindon crie, plusieurs fois, « On n’a rien à perdre », ce n’est pas exact. Les ouvriers, précisément, ont quelque chose à perdre, et c’est bien ce qui crée la division et hypothèque toute chance de victoire : ils ont à perdre les primes de départ – deux, peut-être trois ans de salaire avant le chômage assuré – que la direction leur offre pour les convaincre d’accepter le plan social. Eh oui, c’est toujours ainsi qu’agissent aujourd’hui les puissants : ils proposent aux gens une aumône. Au début, tout le monde la refuse, espérant remporter le gros lot – la sauvegarde du travail et la dignité. Et puis les semaines passent, les impayés s’accumulent, la perspective de la victoire s’éloigne, et beaucoup commencent à se dire qu’ils feraient mieux d’accepter car sinon, ils risquent de tout perdre. À partir de ce moment, la messe est dite : certains vont négocier avec la direction, en aparté, puis reprennent le travail. L’amitié et la solidarité laissent place aux reproches et à l’acrimonie (le drame éternel des « jaunes »), et c’en est fini du combat collectif.
L’ère des « PDG monde »
Le film montre bien d’autres choses encore, petites et grandes, universelles ou propres à la société d’aujourd’hui. Il donne ainsi à voir les petitesses hélas très compréhensibles de l’âme humaine, une grande partie du collectif étant prête à glorifier le protagoniste de la lutte en héros quand son pari semble marcher (on l’acclame, on le porte dans les bras) et à lui jeter des pierres, au sens figuré comme au sens propre, quand il s’avère qu’il n’a pas réussi – ce qui prouverait, ex post, que c’est l’attitude raisonnable de négociation et d’acceptation de l’aumône qu’il aurait fallu adopter dès le départ. Il laisse également constater l’impuissance pathétique de l’Etat (ou de ce qu’il en reste), réduit au rôle de gesticulateur sans poids, incarné par le conseiller social de l’Élysée auquel un syndicaliste perplexe finit par demander, très simplement : « Mais vous servez à quoi ? », ainsi que l’incroyable plasticité de la justice, que les héros ont bien du mal à intégrer : un accord est un accord, certes, mais quand on est un grand groupe industriel, on trouve toujours moyen de prouver, au tribunal, que la conjoncture économique ayant changé, on n’est plus tenu de le respecter – et ce sera légal.
Le film montre enfin les terribles conséquences de la financiarisation du capitalisme où la violence devient impersonnelle parce que le patron n’est plus lié humainement à un lieu ni aux gens dont le destin dépend de ses décisions. La majeure partie du film, les ouvriers en lutte tentent de retrouver celui qui a le droit de vie et de mort sur leur usine, et donc sur le reste de leur existence : le « PDG monde » du groupe auquel leur site appartient. Ils ne l’ont jamais vu et si, lors de leur unique rencontre, il avoue être « très attaché » à la France (où il aime venir dans sa résidence secondaire…), c’est bien la distance qui le sépare de ses subordonnés qui explique en partie son insensibilité à leur sort. C’est une chose d’envoyer à la rue des centaines d’ouvriers qui vivent dans la même ville que vous, que vous connaissez depuis des décennies et que vous allez voir sombrer dans la misère sous vos yeux ; c’en est une autre de rayer une ligne dans un bilan comptable – c’est facile, c’est propre et ça ne donne pas d’insomnies.
En guerre : la violence sociale telle qu’elle est
Tout cela est exhibé dans sa logique, dans sa raison d’être implacable, et c’est effrayant. Mention spéciale pour le titre, En guerre, pour ce film construit comme une succession de batailles, de défaites et de victoires (illusoires), avant le dénouement final, sans concession. Mention spéciale car le film montre la réalité de ce qui se passe, à savoir l’immense violence qui est faite aux gens et l’insupportable, la grinçante ironie où ceux qui perdent tout, que ceux d’en face écrasent de leurs bottes – avec un sourire poli – n’ont pas le droit de le qualifier de violent ni de rendre les coups. Où le moindre geste « violent » de leur part – entendre violent au sens émotionnel et physique, car c’est tout ce qu’ils ont – les disqualifie encore davantage et scelle leur déchéance. Double, triple violence dans cette asymétrie humiliante et sans issue, dans cette injustice supplémentaire où les gens sont forcés, par leur comportement, à avaliser l’ordre de leurs tortionnaires.
Il faut aller voir ce film, mais un jour où on va bien, car il donne la rage, une vraie rage – il n’y a pas d’autres mots.
Quelle magnifique hommage à ce film et ses personnels !
A faire connaître au plus grand nombre !
Merci Madame d’avoir écrit ce billet, Merci Mr de Castelnau de nous l’avoir diffusé !
Bravo pour ce billet. Il est la preuve qu’une personne peut ne pas appartenir à un milieu (pour ce que j’en sais) et se montrer néanmoins capable d’en saisir et restituer la condition humaine.
Merci Mr de Castelnau. J’aime vos articles même s’ils sont douloureux;…
God bless you ….
REISSNER, c’est un pseudo ? Elle pourrait s’appeler Reiser ! Pas de méprise : c’est un compliment !
Bel article, qui me donne envie de voir ce film. Sans doute, effectivement, ne m’apprendra-t-il pas grand chose sur le fond (encore que… restons modeste), mais oui, me permettra sûrement d’appréhender une réalité sur laquelle mon vécu (quelques années de journalisme en locale dans un bassin industriel sinistré) demeure superficiel. Au fait, par quel mécanisme pervers cette réalisation se retrouve-t-elle cantonnée « dans un petit cinéma intello », à même d’être visionnée par des gens qui, a priori, ne sont pas confrontés à des problèmes de reconversion professionnelle, du fait d’une mondialisation qui n’est pas « heureuse » pour tout le monde ?
La mondialisation est bien une guerre, et une guerre d’autant plus terrible qu’elle n’a pas été déclarée, qu’elle n’obéit à aucune règle sinon à la « loi » du plus fort et que, n’étant pas reconnue comme guerre, aucune paix n’est envisagée.
Merci pour cet article. Pour ma part, ce film m’a surtout permis de comprendre que ce genre de travail, le travail pour le travail est pire que l’esclavage. Le travail doit être intéressant, il doit avoir une utilité social ou dans le cas contraire, on doit pouvoir en changer quand on veut. Notre monde marche sur la tête et depuis si longtemps que l’on ne se rend même plus compte que nous en sont à défendre ce que l’on devrait maudire simplement car nous avons oublié l’essentiel. Je suis navré de paraitre confus mais veux dire que je comprends que l’on rejette, regrette la désindustrialisation (délocalisation…) et ses conséquences très réelles, j’en suis conscient. Mais nous avons oublié que le véritable maux a été l’industrialisation, qui est, pardonnez mon langage, une belle saloperie. Le travail à la chaine, le travail en atelier… ne sert strictement à rien à part à servir de support à la société de consommation. Nos maux sont en fait extrêmement superficiels mais totalement enchainés à notre mode de vie. Et nous ne voulons pas modifier notre mode de vie (pour des raisons que je ne juge pas du tout illégitimes ou fausses).
Je ne vois pour seule et unique solution : Que les français changent leur comportement quotidien. Ces ouvriers se battent pour conserver leurs emplois et je le comprends, je ferais sans aucun doute exactement la même chose, mais ils devraient se battre pour vivre autrement. Ils devraient s’unir en communauté, racheter des terres (il y a des régions ou l’ha est à quelques centaines d’euros), ranimer des villages… C’est tout à fait possible et bien plus faciles qu’on le croit. Mais le veulent-ils ? En sont capables , dans le sens où cela nécessite de ne pas voir la vie comme une succession d’expériences sensorielles et une vie réussi comme une énorme accumulation d’expériences sensorielles ? En bref, il faut de la transcendance pour vivre en communauté… Notre système est voué à l’échec, à la ruine simplement parce qu’ils nient de plus en plus les lois de la physique et celles qui en découlent, les lois de la Nature.
Ainsi, le combat de ces gens me démoralise, tant d’efforts pour pouvoir avoir un salaire… Les idéologues du 19ème et du 20ème qui ont convaincu les ouvriers de se battre pour leurs droits au lieu de cesser d’être ouvriers sont à maudire. Car ils faisaient intégralement partis du capitalisme et de son règne.
Nous avons besoin de véritables élites au véritable sens du terme. Mais pour secréter des élites il faut un peuple qui ait compris que l’on a besoin que de se nourrir, d’eau, d’un foyer, et de trésors du passé (culture, héritage spirituel, histoire, langue…). La France a déjà tout cela mais se noie dans un verre d’eau simplement par orgueil. Les seuls responsables de notre situation c’est nous. Faire croire aux gens qu’ils peuvent et doivent être à la fois dirigeants et dirigés c’est une escroquerie intellectuelle, a fortiori à 40 millions. Enfin, les générations vont passer et les générations du 20ème siècles imbibés d’idéologies en tout genre depuis 2 siècles seront oubliées.
Aucune contestation, l’argumentaire est excellent. Personne ne nie la condition, bien résiduelle, des ouvrier salariés et autres employés soumis à la force du capitaliste. Encore, en Europe, la chose reste-t-elle encadrée, à eu près. Mais la France est un modèle d’incongruité; bâti de bric et de broc sous une dictature intellectuelle clairement soviétisante.
Le symptôme de lutte a remplacé l’idée de collaboration, et jamais la division entre les acteurs n’a été résolue, alors que la plupart des pays européens ont su briser le modèle conspué,à juste titre, par Marx, autrement qu’en ruinant progressivement l’industrie locale et se remettant entre les mains d’une finance mondiale. Le bonheur de la CGT quand une entreprise capotait……. Tout drame laissait pressentir une victoire finale favorable à l’instauration du modèle soviétique. On sait ce qui est advenu, on a donc pu mesurer l’abîme entre les petits discours de convention collective et les grandes options financières. Ajoutez à cela un Etat rigolard et une administration ravie de tondre les contribuables, vous avez le film, si justement loué, mais peut-être pas suffisamment analysé dans ses fondements.
La France a perdu la guerre et elle a aussi perdu l’après-guerre par la médiocrité de ses patrons et de ses syndicalistes mais surtout par sa haine administrative de la réussite qui est allée s’exercer ailleurs.