La reine des preuves détrônée par la preuve reine.
L’actualité vient de nous donner une nouvelle illustration du rôle quasi-magique que joue désormais la recherche de l’ADN dans le processus judiciaire. 527 personnes, en grande majorité les élèves mineurs d’un lycée de Charente-Maritime, ont été invitées à accepter un prélèvement de salive permettant de dresser leur profil génétique. Un viol a été commis au mois de septembre dans ce collège et, jusqu’à présent, les investigations n’ont pas permis d’en identifier l’auteur. D’où cette opération massive qui est à notre connaissance la deuxième du genre après celle décidée par Renaud Van Ruymbeke dans l’affaire Dickinson. Une jeune britannique avait été violée et assassinée dans une auberge de jeunesse située sur le territoire de la commune de Pleine Fougères. Quelques jours plus tard, un SDF était arrêté. Mis en condition à l’ancienne par les enquêteurs, pendant les 45 heures de sa garde à vue, il finit par avouer. Les gendarmes et le juge instruction s’en remettant (nous ne sommes qu’en 1996) aux vertus de la traditionnelle reine des preuves, l’aveu. Le SDF sera immédiatement incarcéré. Au bout de 17 jours, l’analyse ADN permettra de le disculper. Un nouveau juge d’instruction décidera quelques mois plus tard, de soumettre l’ensemble des hommes du village âgés de 15 à 35 ans (?) soit 170 personnes à un prélèvement. La recherche sera étendue au-delà de Pleine Fougères à 3500 personnes. Sans résultat. Le véritable coupable sera arrêté presque par hasard aux États-Unis cinq ans plus tard. Il sera confondu par son ADN…
C’est en fait, la fameuse affaire Guy Georges, « le tueur en série de l’Est parisien », qui donnera le véritable coup d’envoi de l’utilisation de ces méthodes par la création d’un fichier. Dans cette affaire, un expert avait pris sur lui, en violation des règles de la CNIL de faire une recherche manuelle. Cela aboutit à l’identification du tueur, mais aussi à la constatation qu’il avait déjà été entre les mains de la police et de la justice. L’existence du fichier aurait permis d’éviter plusieurs récidives. La loi a alors créé le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG ) qui doit comporter aujourd’hui près de 3 millions de noms. Prévu au départ pour les délinquants sexuels, il a été depuis singulièrement étendu. Et, l’existence de fichiers non-officiels est un secret de polichinelle.
Depuis le début des années 2000, l’utilisation de l’ADN s’est généralisée dans les enquêtes judiciaires faisant du profil génétique la preuve reine. On parlait auparavant de la religion de l’aveu, de la même façon on peut parler de la nouvelle religion de l’ADN. On a même vu la police utiliser cette technique pour confondre le voleur du scooter d’un des fils de Nicolas Sarkozy. Il faut reconnaître l’utilité de ce mode de preuve. Dès lors qu’il permet de disculper les innocents. Nombre d’affaires ont pu être ainsi révisées aux États-Unis permettant la libération de personnes détenues parfois depuis de longues années.
Le problème, c’est que, pour incriminer un coupable, c’est une autre histoire. Si l’on constate que votre propre ADN ne fait pas partie de ceux prélevés sur une scène de crime, cela peut établir que vous n’y étiez pas. Mais le contraire n’est pas vrai. À la constatation de la présence de votre ADN, il faut immédiatement ajouter les raisons de cette présence. Bien évidemment, en cas de viol, le prélèvement de sperme est quasi-imparable. Mais aujourd’hui on utilise aussi cette technique pour toutes sortes d’infraction. Dans l’affaire dite de « la tuerie de Chevaline » le malheureux fonctionnaire territorial incriminé uniquement parce qu’il collectionnait les armes anciennes, fut disculpé parce qu’aucun des ADN prélevés sur la scène de crime n’était le sien. Ce qui ne l’empêcha pas d’être lynché par les médias. Mais si cela avait été le contraire, l’accusation aurait dû établir dans quelles circonstances son ADN s’était retrouvé sur cette scène de crime. Cette présence n’impliquerait en rien qu’il ait participé au crime. L’ADN pouvant se trouver là pour une infinité de raison. Et pourquoi pas déposé par un criminel astucieux ? Un violeur en série, avait pour habitude de récupérer au bois de Boulogne des préservatifs pleins qu’il congelait ensuite. Pour déposer ensuite le sperme ainsi conservé, sur ses nouvelles victimes…. Une perquisition à son domicile permis d’éventer le stratagème et de disculper ainsi des malheureux fréquentant des prostituées (ce qui n’était pas encore pénalement répréhensible). J’avais rappelé dans ces colonnes l’histoire de Jacques M. définitivement innocenté par la justice après plusieurs années de prison, et dont la presse nous apprenait quinze ans plus tard qu’un ADN prélevé sur la scène de crime se serait révélé être le sien.
La clameur, relayée par quelques parlementaires, avait immédiatement réclamé qu’il soit rejugé, rien n’étant pire qu’un possible coupable en liberté. Sauf que, si tant est qu’elle eût été établie, cette présence d’ADN ne prouvait rien. Jacques M. et la victime se connaissaient et avait même passé ensemble la soirée précédant le drame dans un bar, accompagnés d’amis, les témoins ayant constaté leur état d’ébriété. Or, l’ADN peut se trouver dans le sperme ou dans le sang, mais aussi sur un minuscule morceau de peau, dans un postillon, ou dans un cheveu (nous en perdons une soixantaine par jour).
La présence d’ADN sur une scène de crime n’établit qu’une chose, l’existence d’un lien d’un individu avec une scène d’infraction. Il appartient à l’accusation d’établir irréfutablement la nature de ce lien.
La recherche de l’ADN en matière judiciaire a heureusement mis fin à la religion de l’aveu, et la police scientifique est incontestablement un progrès. Cependant celle-ci est aujourd’hui à son tour parée de toutes les vertus. Et les exemples donnés plus haut montrent que les effets pervers ne sont pas loin. Dans un pays comme la France qui est, au contraire du monde anglo-saxon et son « doute raisonnable », celui de la subjectivité avec « l’intime conviction », cette nouvelle religion pourrait produire des dégâts. Dans l’affaire du lycée de La Rochelle, au motif de la recherche du coupable, on a ajouté celui de la nécessité de « soulager » ceux qui fréquentent l’établissement l’ambiance étant semble-t-il particulièrement lourde face à cette enquête qui piétine. Pourquoi pas ? Mais on rappellera simplement qu’une procédure d’instruction est là pour établir une vérité judiciaire et que tout autre objectif qui lui serait assigné constituerait un dévoiement. Je ne sais pas si le bilan coût-avantage de cette initiative sera si positif. L’établissement aura sûrement beaucoup de mal à se remettre de cette épreuve et du maelström médiatique qui l’a accompagné. Il y avait peut-être d’autres voies.
Par ailleurs, au plan juridique les questions ne sont pas simples. On peut légalement refuser un prélèvement ADN dès lors que l’on n’est pas « mis en cause ». S’agissant des mineurs, qui décidera ? Légalement, ce sont les parents, mais que fait-on en cas de désaccord ? Et puis cette possibilité de refus est une belle hypocrisie. Refuser fait de vous un « suspect » et vous pouvez être mis en garde à vue, le refus du prélèvement pendant celle-ci constituant une infraction pénale ! Le procureur de la Rochelle a affirmé, probablement de bonne foi, que les échantillons n’ayant rien donné seraient détruit. C’est une blague. Ils seront clandestinement conservés. Comme il existe des écoutes téléphoniques sauvages, il existe des fichiers sauvages. L’explosion du numérique permet de tout faire dans la discrétion. De toute façon, au nom de la lutte contre le crime, de la sécurité, de la santé (l’ADN, ça raconte plein de choses) le temps n’est pas si éloigné où l’ensemble de la population sera ainsi répertoriée. Bienvenue à Gattaca !