L‘étonnant dialogue de sourds qui persiste dans notre pays depuis maintenant un an, est dû plusieurs facteurs. Les nouveaux moyens de communication qui font qu’on ne consulte et on ne s’exprime que sur ceux de son camp, et où la caricature et l’insulte remplissent les colonnes. Chacun se défoule et se fait plaisir. Le malentendu du 6 mai 2012 sur la fausse victoire de la gauche nourrit chez ses représentants une arrogance assez inadaptée à la réalité, et qui exaspère le camp d’en face. La culture libérale libertaire terranovienne incontestablement hégémonique, avec parfois quelques nuances, dans les grands médias audiovisuels, provoque des réactions de rejet qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Et puis il y a aussi une façon de faire de la politique qui consiste à multiplier les coups pour faire plaisir à son camp, avec souvent une absence totale de sérieux. Comme mot d’ordre de la «VIe République » et proposition de loi sur « l’amnistie sociale » qui relèvent de la même méthode. Objectif ? Donner quelques gages à un électorat qui rumine sa déception et risque de se démobiliser aux prochaines échéances électorales. Pour les socialistes faire croire qu’une partie d’entre eux est encore de gauche. Pour le parti de gauche, qu’il sert à quelque chose, au moins au plan des mesures symboliques. Pour le parti communiste qu’il respecte ses traditions, en réactivant le vieux débat sur la violence sociale subie par les couches populaires qui rendrait légitimes les débordements violents des mouvements sociaux. Et tant mieux, si c’est «clivant » comme on dit aujourd’hui. Malheureusement, et oserait-on dire comme d’habitude, tout ceci est fait avec un manque total de sérieux mélangeant désinvolture et ignorance. Et aboutit au résultat prévisible : levée de boucliers, et reculade des socialistes.
N’aurait-il pas mieux valu, commencer par réfléchir au sens du mot « amnistie » avant le dépôt de la proposition de loi ? Cela aurait permis de constater, que ce n’était pas la bonne méthode, et également évité de galvauder un terme et par conséquent de déconsidérer un acte pourtant politiquement, socialement et historiquement indispensable.
Qu’est-ce que l’amnistie ?
D’abord, ne pas la confondre avec ce qu’elle n’est pas. L’amnistie n’est pas la grâce. L’amnistie n’est pas le pardon. L’amnistie n’est pas l’impunité.
Pour essayer de la cerner, repartons de la très belle phrase de Paul Ricoeur (1) : « Le philosophe se gardera de condamner les successives amnisties dont la République française en particulier fait grande consommation, mais il en soulignera le caractère simplement utilitaire, thérapeutique. Et il écoutera la voix de l’inoublieuse mémoire, exclue du champ du pouvoir par l’oublieuse mémoire liée à la Refondation prosaïque du politique. À ce prix, la mince cloison qui sépare l’amnistie de l’amnésie peut être préservée. »
Tout d’abord, réglons le compte de l’ânerie proférée par Laurence Parisot pour s’opposer à l’amnistie sociale: «La logique de l’amnistie est héritée de la monarchie. Rappelons que nous sommes en république. »
Merci madame, nous avions remarqué, mais cette République a une Histoire avec laquelle vous semblez entretenir des rapports assez flous. Un peu d’Histoire par conséquent. L’étymologie de l’amnistie se rapproche de celle de l’amnésie. Amnistie se compose de l’a privatif et du verbe mimneskein (se souvenir) le mot désigne donc un acte et suppose une volonté. C’est un oubli voulu, commandé actif et par conséquent sélectif. L’amnésie renvoie à un état, la perte de mémoire n’étant pas l’expression d’une volonté.
Sur le plan historique, l’amnistie, en tant que mode opératoire de régulation des affaires des hommes et de la cité, plonge ses racines dans celles de la démocratie athénienne. À la chute des Trente Tyrans en 403 av. J-C, les démocrates qui avaient repris la cité décrétèrent que « nul n’aura le droit de reprocher le passé à personne » (2 ) Le passé est donc proscrit, son évocation interdite au profit de la réconciliation collective. Il s’agit d’effacer les traces psychiques ou sociales, comme si rien ne s’était passé. Pour faire maintenant plaisir à Mme Parisot, petit détour par l’ancien régime. Henri IV est couronné roi d’un royaume exsangue en 1589. Soucieux d’en restaurer l’unité autour d’un souverain devenu catholique, il proclamera l’édit de Nantes dont l’article I disposera que « la mémoire de toutes choses passées de part et d’autre depuis le commencement du mois de mars 1585… demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue ». Texte superbe complété par l’article II. « Défendons à tous nos sujets de quelques états et quelques qualités qu’il soit d’en renouveler la mémoire, s’attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l’un l’autre par reproche de ce qui s’est passé pour quelque cause et prétexte que ce soit. » L’objectif de cette amnistie s’affiche clairement quelque lignes plus loin : « pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens, sous peine au contrevenant d’être puni comme infracteur de paix et perturbateur du repos public. »
Voilà donc posé au travers de ces deux exemples essentiels les trois caractéristiques de l’amnistie : tout d’abord elle succède à un conflit, qui a déchiré une communauté, une guerre civile, ou un affrontement qui en avait les traits. Ensuite c’est un oubli volontaire et commandé. Enfin l’objectif est celui de la réconciliation et du retour de la paix civile.
Il y eu ensuite, à la fin du XIXe siècle l’amnistie des communards, obtenue de haute lutte à l’occasion d’une intense bataille politique où s’illustrèrent Victor Hugo et Clémenceau et où Léon Gambetta fut passablement hésitant… Plus près de nous, après la seconde guerre mondiale, les IVe et Ve République ont été régulièrement marquées par des mesures d’amnistie. Celle du 6 août 1953 pour les faits de collaboration, ou encore celle du 31 juillet 1968 portant « amnistie général de toute infraction commise en relation avec les événements d’Algérie ». Leur objectif était à chaque fois de réaffirmer l’unité de la Nation et dans l’esprit se rapprochent beaucoup, en définitive des préoccupations athéniennes évoquées plus haut. Historiquement, que ce soit le législateur, le roi ou le gouvernement qui l’institue, l’objet de l’amnistie aura donc toujours été de rétablir la paix sociale, à la faveur de « l’oubli commandé » sur les errements du passé.
Tout ceci démontre, que l’amnistie est un acte important, qui nécessite des conditions particulières et des objectifs clairs. Car en effet, elle nous choque naturellement. Nous heurtant frontalement en ce qu’elle prive de la sanction punitive qui doit échoir à tout contrevenant à la loi. Il faut qu’il soit puni parce que la dramaturgie sociale requiert qu’ils subisse une sanction afin que le bon fonctionnement et le « bien vivre » de notre société soit assuré et pérennisé. Or, sur la carte de nos humeurs symboliques, l’amnistie efface et supprime irrémédiablement certains lieux de cette topologie ambiguë. Nous sont ainsi définitivement refusées la réparation du préjudice et l’efficacité symbolique qui l’accompagnent, d’ordinaire si importantes en ce qu’elles contribuent à façonner les mentalités et à construire les représentations que nous nous faisons de la bonne marche d’une société régulée par la justice.
Il faut donc une contrepartie, un échange, qu’apparaisse clairement le caractère utilitaire, thérapeutique et prosaïque de la mesure. Et la nécessité de conclure, comme le dit joliment la grande encyclopédie Larousse de 1900 : « un traité de paix civile ». Qui comme tous les traités de paix doit être un compromis.
L’amnistie sociale, telle qu’elle a été proposée et adoptée par le Sénat puis refusée par le gouvernement, ne présente, aucune des caractéristiques qu’exige l’utilisation d’une telle technique. L’amnistie n’a rien à faire dans cette histoire. Même si l’on considère, ce qui est mon cas, que la violence de certains mouvements sociaux répondait à la violence faite aux travailleurs par le désespoir dans lequel les plongent les plans sociaux et le chômage de masse, ce qui est demandé pour ceux qui sont poursuivis, c’est plutôt le pardon. Ce n’est pas l’oubli pour favoriser la réconciliation d’Édouard Martin avec Lakshmi Mittal… Tout cela n’est pas sérieux. Et cette désinvolture politique, le choix des termes, la technique de l’invective politicienne, le fait d’emmener cette affaire dans une impasse prévisible (voulue?), caractérise une façon déplorable de faire de la politique.
Surtout qu’il existait d’autres solutions. À la lumière des exemples pris sur le chemin de l’histoire, on mesure le sens appauvri que prend «l’amnistie présidentielle de début de mandat ». Celle-ci obéissait à un rituel qui voulait qu’après chaque élection, à l’occasion de l’événement central de notre vie démocratique, à savoir l’avènement du monarque républicain, celui-ci inaugure son « règne » par un acte qui en fait n’est pas une amnistie. Les présidents de la République ont hérité d’une prérogative royale: Le droit de grâce (le voilà, l’héritage monarchique, Mme Parisot !). Celui-ci était couramment utilisé de façon strictement régalienne, pour dispenser de l’accomplissement d’une peine. Dans cet esprit, les amnisties présidentielles s’apparentaient en fait à la grâce, les premières semaines du nouveau mandat étant d’ailleurs qualifié d’état de grâce. Une sorte de cadeau de « bienvenue »…
Nicolas Sarkozy, a voulu faire le malin, et, sacrifiant au nouveau puritanisme, a supprimé cette tradition à son arrivée en 2007. François Hollande, toujours audacieux, s’est bien gardé de la restaurer. Or la solution était là. Comment se fait-il que personne n’y ait pensé en préférant une procédure dont il était évident qu’elle allait provoquer une levée de boucliers ?
Il existe encore aujourd’hui une voie. Pour le pardon. Pas la fausse «amnistie présidentielle de début de mandat », c’est trop tard, l’occasion est passée
Mais il faut éviter que ceux qui se sont battus, qui sont chômeurs aujourd’hui et qui s’inquiètent pour leur pays, ajoutent à leurs angoisses, l’humiliation de procédures pénales, dont l’utilité sociale serait nulle. Ils ont droit au pardon. Mais pour cela, il faut que François Hollande se rappelle qu’il est Président de la République. Et qu’il use de ce droit qu’il tient de la Constitution et de l’usage de ses prédécesseurs. La prochaine fête du 14 juillet en sera l’occasion. C’est à vous Monsieur le Président.
(1) Paul Ricoeur, La mémoire, l’Histoire, l’oubli, Paris, le seuil, 2000, page 651.
(2) Aristote, constitution d’Athènes, les belles lettres, 1996 pages 83.