La coupe du monde de rugby est de retour et va donc nous occuper pendant un long mois. Il a fallu se préparer, établir le programme et rappeler à la famille la priorité. Face aux éventuelles protestations, rappeler fermement ce qui n’est pas négociable. Car le rugby est un sport un peu particulier. Obéissant à des règles obscures et qui changent tout le temps, il suscite chez ses amoureux une passion complexe. Très collectif, il implique entre les joueurs une solidarité, une proximité qui se rapproche de celle du combat. Mais qui s’étend aussi à tout leur environnement. Joueurs, amateurs, spectateurs, familles partagent un fort sentiment d’appartenance.
Jorge Luis Borges avait tort, qui disait : « Le football est un sport universel parce que la bêtise est universelle. » Le foot est effectivement universel, mais pas pour cette raison.(1)
Fort heureusement le rugby, lui, ne l’est pas. Parce que bien plus qu’un sport, c’est un jeu. Il a à voir avec l’enfance, avec la famille, l’amitié, le don de soi et la fierté. C’est pour cela que l’on y sue, que l’on y chante et que l’on y pleure. Sans oublier de manger et de boire… Le rugby c’est un Monde, et aussi une Histoire. Mais surtout des histoires. Qu’on se raconte encore et encore pour ranimer sur demande les émotions qu’il nous procure.
Pour illustrer l’amitié, il y a la joie des joueurs toulonnais d’offrir en 2014 à l’irréprochable Wilkinson, leur capitaine, un bouclier de Brennus pour son pot de départ. Pour la famille et la fierté il y a l’histoire du talonneur Philippe Dintrans, apprenant qu’à 20 ans il est retenu pour jouer les Blacks le lendemain à l’Eden Park d’Auckland. Qui fait des pieds et des mains pour joindre sa mère au téléphone, qu’il réveille en pleine nuit pour lui annoncer l’honneur qui lui est fait, et lui dire : « Maman, je ne sais pas si je serai bon, mais je te promets que je serai vaillant. » Pour le don de soi et l’abnégation, on pensera à tous ces piliers droits, sacrifiés de la tête de mêlée. Qui à la fin, au contraire du pilier gauche, auront les deux oreilles en chou-fleur. Et on chante tout le temps dans ce jeu. À Cardiff le « Land of my father », à Édimbourg le « Flowers of Scotland ». Curieusement, lorsque c’est avant un match contre les Anglais c’est plus fort, plus vibrant. Va comprendre. Il y a aussi l’horripilant « Sweet chariot » qui résonne dans Twickenham quand les Anglais dominent, ce qui arrive souvent. Les Français ne savent pas chanter, qui massacrent systématiquement la Marseillaise. Heureusement, comme les provençaux, les Bretons, les Corses, les Basques et d’autres encore savent bien le faire, on se rattrape. Le plus beau, c’est quand les Basques s’y mettent. Qui n’a pas entendu, un soir de match, dans l’arrière salle d’un bistrot de Bayonne, d’épais basques à bérets entonner « Txoria txori » ne sait pas ce qu’est l’émotion.
Parce qu’on pleure au rugby, beaucoup. Jean Lacouture nous a proposé une explication. Un dimanche de 1974, Béziers affrontait en finale du championnat de France le Narbonne des frères Spanghero. Mais surtout de Joseph Maso, le petit prince, artiste mal-aimé, martyrisé par les gros pardessus qui, pour l’équipe de France, lui préféraient toujours d’improbables bourrins. Il était perçu comme cela par les Français qui, à l’exception des habitants de Béziers, souhaitaient tous la victoire de Narbonne. À l’ultime minute, les jeux étaient faits. Narbonne menait 14-13 et Maso allait pouvoir brandir le bouclier. C’est alors que, pure antithèse de l’artiste Narbonnais, Olivier Cabrol, demi d’ouverture de Béziers, pataud rustique et efficace, passa le drop qui anéantit cet espoir. Jean Lacouture eut le privilège de rentrer dans le vestiaire Narbonnais qu’il trouva ravagé, rempli de colosses en sanglots. Il eut cette phrase qui en dit long : « Dans ce jeu, Dieu merci, on verse des torrents de larmes. » Dieu merci ? On pleure en chantant son hymne, en serrant ses partenaires et en entendant le public le reprendre. On pleure en apprenant, Sud-africain d’origine, que le pays qui vous a accueilli et que vous aimez vous reconnaît et vous invite à rejoindre son équipe. Oui, Dieu merci.
Nous répondra-t-on que ça, c’était avant ? Que le professionnalisme, l’évolution du jeu et la mondialisation ont tué le rugby des villages, des régions. Et c’est vrai qu’il y a des choses qui nous manquent. Ces phases finales du championnat de France qui commençaient aux 16e, au sortir des « poules de huit » où luttaient des petites villes aux noms aujourd’hui oubliés. Le printemps qui bouleversait la planète rugby, la tension, la passion, des foules multicolores et bruyantes, c’était le rugby des villages, celui des terroirs, des rivalités, des rancunes, des vieilles histoires qui se donnaient à voir. Il arrivait que ça dégénère, et les arbitres avaient souvent fort à faire.
Et c’est là, en égrenant des souvenirs, en se rappelant des émotions, que l’on se rend compte que le rugby n’est pas universel. Car, expression culturelle singulière, il est lié à un pays, une ville, un village, et en fait ce que l’on appelle un terroir. Sa sociologie est très marquée. En France, « la plus belle guerre du temps de paix » est d’abord l’affaire des villages. En Angleterre c’est l’aristocratie, au pays de Galles les prolétaires, en Écosse la bourgeoisie, en Nouvelle-Zélande les paysans. Malgré le professionnalisme et l’avènement du rugby spectacle, ces identités perdurent, continuent à marquer le jeu et les équipes.
Et c’est pour cela que l’on va encore s’installer des heures entières devant la télévision, ou au stade si on a de la chance. Que l’on va passer outre les récriminations de ceux qui veulent regarder des séries sur Canal+. Imposer le silence pendant les hymnes et le Haka. Interdire la bière et les chips, ça c’est pour le foot. Il faudra préparer des nourritures solides pour l’après. À base de foie gras, de confits et de saucisses. Et pour les bouteilles, ce seront les meilleures, celles qui ont attendu. Parce que le rugby, finalement, c’est comme le vin : affaire d’amour, de soins et surtout de terroir.